Héritages et ruptures
L’art du XXe siècle a été souvent perçu comme faisant rupture avec l’art des époques précédentes. Néanmoins, son étude attentive permet d’observer qu’il se réfère à certains aspects de la tradition offrant ainsi une continuité dans l’histoire de l’art occidental. Une continuité d’autant plus perceptible que des œuvres ou des courants du XIXe siècle annonçaient déjà certaines caractéristiques de l’art moderne.
Les précurseurs de la modernité
Dès le XIXe siècle, de nombreux artistes remettent en question certains principes académiques, soit par les sujets traités, soit par la facture retenue. En rejetant certains codes artistiques, ils se libèrent de la contrainte de la commande officielle, faisant évoluer leur statut (voir Théodore Géricault, - 1819 et Eugène Delacroix, – 1830). Ainsi apparaissent de nouveaux profils d’artistes, certains suscitant de véritables scandales qui les conduisent à présenter leurs œuvres en marge du Salon officiel. Dans la collection de peintures de la seconde moitié du XIXe siècle du musée, de Gustave Courbet de 1869 (voir aussi – 1849 – 1850, Paris, musée d’Orsay) et le portrait de d’Édouard Manet de 1878 (voir aussi – 1863, Paris, musée d’Orsay), œuvres représentatives du réalisme et de l’impressionnisme permettent d’évoquer ces nouvelles démarches artistiques.
De même, de 1883 et de 1903 de Claude Monet (voir aussi – 1872) ou bien encore – 1878 – 1879 d’Alfred Sisley, sont d’autant de paysages impressionnistes qui montrent les artistes attentifs au rendu de la lumière et à ses aspects changeants ainsi qu’à leur époque et à la réalité qui les entoure.
L’art se fait ainsi progressivement l’écho de la modernité, à laquelle d’ailleurs Charles Baudelaire se réfère dès 1845 et qu’il définit précisément en 1863 : « La modernité, c’est le fugitif, le transitoire, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable » (Le Peintre de la vie moderne).
Cette attention portée au monde et au réel est centrale et entre souvent en résonnance avec les récentes inventions techniques et technologiques qui se multiplient au fil du siècle. Ainsi, l’apparition de la photographie au cours du XIXe siècle a joué un rôle essentiel pour les peintres, les amenant à reconsidérer leur création comme l’évoque la démarche de Pascal Dagnan-Bouveret lorsqu’il peint en 1879 . L’artiste paraît vouloir rivaliser avec la prise de vue photographique par la représentation de nombreux détails anecdotiques au sein du tableau.
Quant aux peintes par Paul Cézanne en 1890-1900, elles révèlent comment à travers l’étude du thème classique du nu dans un paysage, cet artiste privilégie l’intégration des volumes dans l’espace. Cette démarche qu’il mène depuis plusieurs années dans la solitude de son atelier d’Aix-en-Provence et qui favorise une approche plastique de l’art, l’a conduit à créer une œuvre qui modifie radicalement la perception du réel. En remettant en question les codes visuels de la représentation, Cézanne devient un des précurseurs incontestés de l’art moderne.
de Paul Gauguin peint en 1896 et jalon essentiel entre le XIXe et le XXe siècle, révèle un peintre parti vivre dans les îles lointaines d’Océanie, qui découvre des cultures primitives et l’art de ces civilisations extra-occidentales. Dès lors, il expérimente de nouvelles formes artistiques qui deviendront un des fondements esthétiques de l’art moderne.
Le temps des avant-garde
Suite à ces bouleversements, au début du XXe siècle, le terme d’avant garde va s’imposer pour désigner les peintres et les sculpteurs qui, en rupture avec l’héritage classique, mènent un véritable combat pour faire accepter leurs nouvelles conceptions de l’art.
Paris devient l’une des capitales de cette avant-garde et les artistes se regroupent principalement dans les quartiers de Montmartre puis de Montparnasse. Parmi eux, certains viennent de l’étranger comme l’espagnol Pablo Picasso. Dans la collection, de 1901, permet de mesurer l’extraordinaire liberté de ce jeune peintre de vingt ans, encore inconnu. En ponctuant d’un rouge vif le corps de la prostituée qui lui sert de modèle, en lui associant des touches de bleu et de vert cru, il affirme la puissance expressive du geste du peintre rendu visible, et d’une palette de couleurs contrastées, annonçant certaines orientations du fauvisme et de l’art moderne.
Rappelons qu’en 1907, Pablo Picasso achève , œuvre emblématique de la rupture artistique qui s’opère alors. C’est le début de l’aventure du cubisme, qu’il mène avec Georges Braque dont le Violon de 1911 permet de mesurer l’incroyable révolution plastique et la fructueuse collaboration entre les deux artistes. Appréhendé à partir de différents points de vue, l’instrument de musique fragmenté, apparaît composé de multiples facettes. Contrastant avec les couleurs vives du fauvisme, des gris, des ocres et des bruns envahissent entièrement la toile et rendent la distinction entre forme et fond malaisée. Tous ces éléments se situent dans un espace qui remet en question les lois de la perspective traditionnelle, et attestent de cette citation de Pablo Picasso : « Je ne peins pas ce que je vois, je peins ce que je pense ». Ces bouleversements artistiques s’effectuent à travers toute l’Europe, jusqu’en Russie, comme en témoigne Portrait d’un athlète peint à Moscou en 1910 par l’un des chefs de file de l’avant-garde russe : Mikhaïl Larionov. L’outrance du coloris, l’application de la peinture selon un geste appuyé, l’épais cerne noir qui contient la figure sont autant d’éléments avec lesquels l’artiste exprime sa vision et rappellent certains aspects de l’art des expressionnistes allemands.
Tour à tour, les œuvres de la collection montrent combien les artistes de l’avant garde explorent de nouveaux modes de représentation, s’éloignent de l’imitation du réel et affirment, avant tout, les composants plastiques, allant pour certains jusqu’à rompre avec la représentation figurative comme l’atteste Rythme de 1934 de Robert Delaunay.
En quelques années, de nombreux courants artistiques d’avant-garde s’imposent. Si pour certains, leur dénomination est le fait d’une critique d’art virulente et volontiers ironique, d’autres sont nommés par les artistes eux-mêmes et définis par des manifestes ou encore des écrits théoriques. La collection du musée permet d’aborder et de caractériser la plupart d’entre eux, tels que le fauvisme, le cubisme, l’expressionisme, l’abstraction et le surréalisme, soit des courants qui ont marqué la scène artistique du début du XXe siècle et de l’immédiat après Première Guerre mondiale.
Entre tradition et modernité
Si au sein du musée, les œuvres du XXe siècle témoignent bien d’une modernité affirmée, une étude plus approfondie en lien avec le reste de la collection de peinture, montre combien les artistes n’ont pas manqué de se référer aussi à la tradition. Des liens sont perceptibles au niveau des sujets retenus : peinture d’histoire, religieuse ou mythologique, portrait, nu, scène de la vie quotidienne, nature morte ou paysage. Ils permettent aux artistes de s’inscrire dans les thématiques traditionnelles de l’art. Il en est de même des références stylistiques élaborées tout au long de l’histoire de l’art. Elles sont autant de sources d’inspiration sur lesquelles les artistes ont pu s’appuyer pour créer leurs œuvres.
Lorsqu’en 1912, Albert Marquet peint Rouen, quai de Paris, c’est un paysage urbain qui a retenu son attention, inscrivant ainsi ce tableau dans une histoire de la peinture de paysage, qui se développe en tant que telle depuis le XVIIe siècle. Par contre, en privilégiant le quartier industriel de Rouen, emblématique de la modernité dans la ville, et en adoptant un point de vue élevé tout en simplifiant les éléments de son motif, le peintre renouvelle la représentation du thème.
En 1913, c’est à la tradition du portrait que Suzanne Valadon se rattache lorsqu’elle peint Marie Coca et sa fille Gilberte. Mais, en situant ces deux modèles dans un salon dont le plancher bascule vers le regard du spectateur, l’artiste remet en cause l’héritage de la Renaissance dans la représentation traditionnelle de l’espace perspectif. De plus, avec cette construction singulière, elle tend à souligner comme d’autres artistes de l’avant-garde le proposeront, la planéité de la toile.
Et c’est à partir du nu, autre thème traditionnel très présent dans la collection, que des artistes opèrent des modifications dans leur œuvre témoignant de nouvelles conceptions artistiques. Comme le montre Femme assise de 1931 du sculpteur Henri Laurens, le corps féminin peut être l’enjeu tout à la fois d’une simplification, d’une géométrisation mais également de disproportions qui ne sont pas sans évoquer certains aspects formels du cubisme et rappeler comment l’art moderne rejette une démarche imitative de l’art.
Quant aux sujets religieux et mythologiques, bien que plus rares, ils sont toujours une source d’inspiration pour l’art moderne. En 1945, c’est l’iconographie chrétienne de la Vierge Marie, pleurant la dépouille de Jésus-Christ qui est retenue par le sculpteur Étienne-Martin pour sa Pietà. Associée à des sources formelles qui pour certaines font référence à l’art roman, cette représentation semble vouloir rendre compte de l’intemporalité de la souffrance. Et c’est une intention semblable qui conduit André Masson en 1947 à puiser dans la mythologie grecque et à retenir pour sa composition intitulée Niobé, le récit tragique de la reine de Thèbes.
L’œuvre de Francis Bacon n’échappe pas à ce caractère intemporel de certains sujets. Si dans Étude pour une corrida, n°2 de 1969, l’artiste met en scène un spectacle de la vie quotidienne espagnole, il cite également le thème mythologique qui oppose dans un combat mortel l’homme et l’animal. Enfin, l’observation du corps du torero rappelle combien Francis Bacon qui soumet la figure humaine à de violentes déformations s’inspire des grands maîtres de la tradition comme Grünewald, Diego Vélasquez ou Rembrandt.